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RENCONTRE AVEC DELPHINE PIAU,
CHEFFE MONTEUSE ET MEMBRE DU JURY
L’écoute mais l’instinct, la minutie mais la souplesse. Delphine Piau est cheffe monteuse de documentaires et a été l’une des six membres du jury de cette 40e édition au Festival de Ménigoute. Une expérience variée autour du cinéma et autant de façons de faire ; un recul nécessaire pour ajouter la cerise sur le gâteau d’un film ; l’importance de la confiance qu’on met dans le public pour cheminer ensemble et ouvrir le champ des possibles au-delà des écrans… Avant tout, la curiosité et le plaisir de manipuler une matière pour la rendre intelligible, vue, partagée, et surtout ressentie. Dans la vie en tant que cheffe monteuse, au Festival de Ménigoute en tant que membre du jury, ou ailleurs, la citation d’Antoine de Saint-Exupéry peut toujours servir de boussole : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. ».
© DELPHINE PIAU
ENCHANTÉE !
Travailler le réel
Je suis quelqu'un qui aime raconter des histoires en manipulant de la matière. Que ce soit avec des bouts de papier, avec du tissu, ou avec des images et des sons, j’aime assembler des choses disparates pour leur donner forme. Côté vie personnelle, je fais par exemple de la couture, et c’est pour moi donner du volume à un matériau à priori plat. Côté vie professionnelle, je suis cheffe monteuse et j’essaie toujours de susciter des émotions et de raconter une histoire au travers d’éléments hétéroclites mis au service d’un récit.
Assez tôt au collège, j’ai réalisé le lien entre le fait de raconter des histoires et de faire du cinéma, j’ai eu une intuition qui me disait d’aller vers ça. Par chance, ma famille m'a fait confiance alors que ce domaine leur était tout à fait inconnu. Aucune option ne se présentait autour de chez moi, donc j’ai dû partir et devenir interne dans une autre ville pour rejoindre un lycée qui proposait l’option cinéma et audiovisuel. C’était les bases, de vieilles caméras, mais déjà une belle découverte. Bien que ce soit sommaire en terme technique, il y avait un laboratoire photographique amateur où on pouvait développer des pellicules argentiques en noir et blanc, et on étudiait par exemple le langage cinématographique et l’histoire du cinéma et de l’art.
C’est en rejoignant le Lycée de l’Image et du Son d’Angoulême (LISA) pour y faire un BTS que j’ai dû faire un choix plus précis dans tous les métiers du cinéma. Au premier abord, c’est la réalisation qui m’intéressait le plus. Je m’y confronte pour quelques projets, mais c’est synonyme de page blanche et je trouve que c’est beaucoup plus compliqué de partir de zéro. J’ai choisi le montage, j’avoue m’y sentir à l’aise car il y a une matière existante. Je pense que cette étape aux confins de la réalisation correspond à ma personnalité, dans le sens où elle nécessite du recul, de prendre le temps d’observer, de manipuler les éléments. J’aime aussi beaucoup la relation qui s’installe entre la personne qui réalise et moi qui monte. Je viens essayer de comprendre le projet, analyser ce que je peux y apporter sans le dénaturer. C’est tout un travail d’écoute, presque de l’ordre de l’accouchement, qui me passionne.
« Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur. »
Jean-Luc Godard
“ENCÉPHALOGRAMME EN POST-IT” DU MONTAGE DU FILM DANS LES BRAS D’UN MATELOT DE MARIE BENOIST © DELPHINE PIAU
Suivre son fil
À la fin de mes études, j’ai commencé par être assistante monteuse pendant quatre années dans une grande société de production, Partizan Midi Minuit, qui fait plutôt de la publicité et du clip. C’était un univers que je ne connaissais pas, des réalisatrices et des réalisateurs comme Michel Gondry, quelqu’un qui aime bricoler et faire des choses avec ses mains lui aussi. Cette expérience m’a fait travailler sur 450 films différents environ, avec des petites interventions à effectuer rapidement à chaque fois. C’est une super école, j’ai beaucoup appris et rencontré beaucoup de personnes avec qui je suis encore en contact. Même si je ne dénigre pas du tout cette branche de l’audiovisuel, je me suis simplement rendue compte que les intentions ne me correspondaient pas.
À ce poste je ne voyais plus comment évoluer, alors j’ai arrêté et j’ai été à mon compte pour travailler sur des reportages. Je crois que lorsqu’on sent qu’on est pris dans un rôle qui ne nous correspond plus, c’est bien de réussir à s’en dégager à un moment. J’ai l’impression qu’il vaut mieux partir, sinon on a du mal à faire accepter l’idée de vouloir changer de casquette. Quand on joue bien son rôle, personne n’a envie de se passer de nous et on va nous demander de rester à notre place, mais ça ne nous permet pas toujours d’ouvrir nos ailes. C’est aussi une histoire de chance, pour moi, ça a été une rencontre il y a 18 ans avec une personne qui travaillait pour l’émission Échappées belles. J’ai travaillé plusieurs années pour cette production, et je prends plaisir à y revenir de temps en temps, entre mes montages de documentaires. Il y a un lien affectif, et c’est aussi un moyen important de rencontrer de nouvelles personnes dans le milieu.
Ça s’est passé comme ça, petit à petit. D’abord avec des reportages sur le voyage, la découverte, l’histoire. Chemin faisant, les personnes qui travaillaient pour ces émissions se sont mises à faire des unitaires et j’ai travaillé avec elles. Progressivement, un carrefour de collaborations se constituait et les films de nature se profilaient. Mon tout premier documentaire animalier était Une ferme sauvage de Guillaume Maidatchevsky en 2014. Depuis 10 ans, j'ai monté un peu plus d'une douzaine de films animaliers. J'ai eu l'occasion d'avoir de belles collaborations avec des réalisateurs comme Stéphane Jacques et plusieurs anciens élèves de l’Institut Francophone de Formation au Cinéma Animalier de Ménigoute (IFFCAM) comme Lucas Allain avec qui j’ai monté au moins 4 films. Je trouve que la force du documentaire est de permettre d’apprendre des choses sur des sujets très variés. Je trouve ça chouette de plonger dans un univers où, au jour 1, je ne connais parfois pas du tout le sujet, et au jour 25, j’en ai une petite expertise.
TIMELINE DE MONTAGE DU FILM DEVENIR PAPILLON DE LUCAS ALLAIN & MARIE ALART © DELPHINE PIAU
Vers l’authenticité
Les sujets très larges et généralistes vont forcément intéresser une partie de la population. Pourtant je trouve que les histoires un peu cachées peuvent toucher quelque chose presque d’universel dans l’intime, ça a quelque chose de magique. Mon travail est de faire une proposition qui va permettre de cheminer et que ce ne soit pas simplement de la consommation. Si tu arrives à laisser la place au public pour qu’il entre dans ton film, ça peut se transformer en mémoire collective. Quand tu fais un film, c’est pour que des personnes le voient et repartent avec un morceau. L’un des projets de montage dans ce genre qui m’a frappée s’appelle Instantané d’histoire. C’est une collection d’Arte produite par Bonne Compagnie qui, à partir d’albums photos et de récits personnels, abordent la grande Histoire. On pourrait se dire que ça n’intéresse personne, alors qu’en fait c’est le prisme d’une époque avec des éléments intimes qui parlent au plus grand nombre.
Dans le cinéma, on demande énormément d’écrire, de prévoir et de savoir ce qu’on veut dire, comment on va le dire, avec qui… Pourtant l’accident advient presque toujours. On suit un fil, mais il y a des bifurcations, des interventions exogènes qui influent et donnent une nouvelle direction. Un film ce n'est pas une personne, c’est le télescopage d’une équipe. Selon moi, ça fait partie intégrante du processus de création et il faut rester ouvert aux éventualités. Je ne dis pas que ça se fait forcément dans la fluidité, il y a une idée de rupture et de choc aussi. Je suis convaincue qu’il faut savoir accueillir l’accident, accepter de se laisser surprendre et même guider par des éléments qui a priori n’allaient pas ensemble.
EXTRAIT DU FILM JAPON, UN NOUVEAU MONDE SAUVAGE DE DELPHINE PIAU ET GUILLAUME MAIDATCHEVSKY © WINDS FILMS
Un palmarès de richesses
C’était ma première expérience au Festival de Ménigoute, je l’ai vécue en tant que membre du jury et cette quête de sens y était tout aussi importante. Ça a été une expérience très nourrissante. C’était comme un grand dérushage, la sélection de matière à utiliser pour le montage, à une autre échelle que celle d’un film. Ici, il ne fallait pas garder des images pour une séquence, mais des propositions déjà finies pour un palmarès représentatif. Bien que nos six profils étaient différents, on s’est trouvé à avoir une sensibilité assez proche. Nous étions attachés aux intentions et aux ressentis derrière les réalisations. C’est super d’avoir une grille de lecture de films, avec des critères sur l’image, le son, la connaissance…, mais quand tu vois autant de films, qu’est-ce qu’il en reste ? La question est là pour moi. De quels films on se souvient ? De quels films avons-nous besoin de parler absolument, et même, de faire voir à notre entourage ? En fait, quelle vie a le film après son visionnage et qu’est-ce qu’il laisse comme émotion et questionnement sur le public ?
Dans l’ensemble, les films étaient très bien et nous avons eu des sortes de “crushs”, de coups de cœur communs. On voit la force d’une œuvre lorsqu’elle touche des personnes de profils, âges et milieux différents. Aussi, je trouve que c’est bien d’essayer de questionner le monde, de faire exister une question dans un film et de faire confiance aux spectatrices et aux spectateurs pour la suite. L’ensemble du jury a pensé que le palmarès devait avoir du sens par rapport à aujourd’hui. Le Grand Prix, Odyssée Mare de Léa Collober, est un premier film, mettant en lumière un univers qui nous a séduit, interrogé, fasciné et dans lequel elle a réussi à nous plonger totalement, réalisé par une femme. C’est aussi un film qui ne répond pas aux cases classiques, dans le sens où on ne retrouve pas tous les ingrédients qu’on retrouve dans la majorité des films aujourd’hui.
IMAGE EXTRAITE DU FILM ODYSSÉE MARE DE LÉA COLLOBER © LA SALAMANDRE
Dans un festival, on a envie de mettre en avant une diversité, des œuvres qui ne peuvent pas forcément être vues ailleurs et qui n’ont pas forcément de grands moyens non plus. Ça ne veut pas dire que les films qui ont déjà une reconnaissance n’ont pas leur place, mais qu’il faut essayer de trouver un équilibre et un panel assez équilibré de la sélection avec toutes les formes qu’on peut y trouver. Dimitri, Mison et les autres… de Dada Oreiller, à qui nous avons décerné le Prix Paul Géroudet du meilleur film ornithologique, était très personnel, sur la longueur, avec une forme de maladresse parfois dans la forme, mais nous a touchés. C’est l’exemple qui montre que nous pouvons avoir des a priori sur une forme non conventionnelle alors que nous nous sommes fait embarquer. Il y avait vraiment quelque chose de sincère qui se dégageait de l'œuvre.
C’est bien d’avoir des films qui parlent d’écosystème et de biodiversité, et c’est aussi bien que le palmarès propose lui aussi une certaine diversité de propositions. C’est important de mettre en avant cette grammaire cinématographique, de décaler un peu le regard. Il faut valoriser le fait qu’aujourd’hui, certaines chaînes télévisuelles osent traiter des sujets de manière différente et renouvelée comme Arte ou France Télévisions. Ce sont un peu les dernières à pouvoir donner une vie et à produire des films de nature et à laisser une certaine liberté d’écriture. Je travaille régulièrement pour des films qui répondent à une ossature, mais c’est bien de voir que ça peut aussi tenir la route en répondant à d’autres critères.
L'EXPÉRIENCE AU FESTIVAL DE MÉNIGOUTE
De manière générale, il y a une grande simplicité d’approche des personnes, quelles qu’elles soient, au Festival de Ménigoute. Avec mon rôle de membre du jury, j’étais surtout en salle de projections pour voir les films donc je n’ai pas rencontré tant de monde, mais j’ai ressenti une expérience humaine conviviale. C’est assez insolite de découvrir cinq autres personnes au travers d’échanges autour du cinéma. Nous avons réussi à établir une communication et un dialogue équilibré sans connaître nos personnalités, tout ça grâce au cinéma. Chacune et chacun s’est raconté au travers de ses perceptions et de ses goûts avec les films que nous avons vus ensemble pendant cinq jours.
JURY DU 40E FESTIVAL DE MÉNIGOUTE AVEC DE GAUCHE À DROITE DIDIER GOBBO, CORALINE MOLINIÉ, BRUNO VIENNE, DELPHINE PIAU, BERNARD MARCHISET ET DANIELLA OTT © CM PHOTOGRAPHY
La rencontre faite au Festival de Ménigoute
La rencontre entre les membres de notre jury et comment on a fonctionné ensemble alors qu’on ne se connaissait pas la veille du Festival ! Dans le montage, je suis plutôt dans une relation en binôme. Ici c’est la rencontre du collectif, on multiplie les facettes et les points de vues, mais on se rend compte qu’on est capables d’aller dans la même direction en étant différentes et différents. Tout le monde était d’accord sur le fait qu’on ne voulait pas prendre notre mission à la légère. Chacune et chacun mesurait l’importance que le palmarès allait avoir pour les personnes dont les films seraient choisis, celles qui ne le seraient pas, et même en deuxième ou en troisième position. Je n’avais jamais regardé autant de films en si peu de temps, avec une telle intensité et des images si variées.
L'oeuvre découverte au Festival de Ménigoute
Le Prix du Jury, le coup de cœur, Birdsong de Kathleen Harris. Le personnage du film est un ornithologue passionné qui vit en Irlande et nous emmène dans son monde avec beaucoup d’émotions. Au-delà de ce que je pouvais apprendre sur les espèces endémiques d’Irlande, j’avais envie de rester dans les pas de cette personne, de la singularité de son regard précieux. Le film met en valeur une approche des plus sincères qu’on peut rapporter à l’ensemble du Festival de Ménigoute : la mise en avant de personnes qui ont un tel amour pour la nature, une forme de dévotion à garder les choses et à les sauver. C’est une œuvre d’amour, vraiment touchante. Cette rencontre au travers de l’écran m’a profondément marquée, comme une espèce en voie de disparition qu’on a envie de préserver, j’ai longuement pleuré à l’issue du film.
IMAGE EXTRAITE DU FILM BIRDSONG DE KATHLEEN HARRIS © ROSS WHITAKER & AIDEEN O’SULLIVAN
POUR ALLER PLUS LOIN
L'actualité
Je viens de terminer le montage d’un film sur la fluorescence avec Rachel Guénon et Samuel Guiton, produit par Zed pour Arte. Il y a deux épisodes, un sur la prédation, et un autre sur la coopération et la séduction sur lequel j’ai travaillé. En parallèle j’essaie de monter des ateliers de cinéma en utilisant le stop motion, le travail de l’image par image, avec des enfants qui sont dans un centre d'hébergement d’urgence. Ce sont des jeunes sans-abris qui ont été accueillis dans un centre à côté de chez moi. J’essaie de faire de la transmission, d’utiliser l’image, le langage et le cinéma pour que ces enfants s’expriment, les sortir un peu de leur quotidien et leur donner des outils ludiques et à haute valeur expressive. Ça me fait sortir de la salle de montage et prendre du recul pour travailler un peu plus en direct avec le public. L’exercice a une intention, mais à la fin, il y a forcément quelque chose qui va nous en sortir, le fameux accident, et ce sera tout aussi joli. Le but n’est pas la finalité, mais la transmission et la rencontre.
Les recommandations
Au menu des recommandations, un large choix pour la transmission et une ouverture d’esprit nécessaire, à la fois pour la curiosité et pour le travail.
Savez-vous planter les choux ?, un podcast produit par Billy the Cast sur une idée originale de Juliette Micheneau qui parle de légumes et de jardinage avec Marius, un enfant de 8 ans. J’ai adoré le faire découvrir à mon fils qui avait le même âge et qui se posait des questions quand je suis devenue végétarienne il y a quelques années.
Dans la catégorie documentaire, j’ai deux œuvres qui m’ont marquées ces derniers mois. D’abord Little Girl Blue de Mona Achache, un film à la forme hybride entre documentaire et fiction où l’intime est au cœur d’un processus de quête transgénérationnelle. Également, La mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir, avec l’utilisation de figurines pour faire émerger un récit intime.
Au rayon livre, deux très beaux ouvrages. D’abord L’envers de la lumière d’Olivier Deck avec la passionnante problématique de la photographie d’un sentiment. Puis, alors que je découvrais la technique de la cyanographie pour des ateliers avec les enfants du centre d’hébergement, je suis tombée sur les œuvres d’Anna Atkins, avec notamment Cyanotypes à laquelle je recommande de jeter un œil.
CYANOTYPES © DELPHINE PIAU
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